Revenir à la démocratie.
« Le pire des systèmes…à l’exception de tous les autres. »
L’humour de Winston Churchill n’efface pas les contradictions qui caractérisent les démocraties libérales d’aujourd’hui. L’affrontement actuel entre la Maison Blanche et les Tea Parties en est une illustration dramatique.
Par Jacques Garello
Oui, je dis bien « dramatique » parce qu’elle ébranle le concept de démocratie sur lequel sont fondées les nations libres.
Celle-ci était confortablement installée dans un régime démocratique qui semblait respecter « les principes de bon gouvernement » : respect des libertés individuelles, état de droit, subsidiarité. Or, voici que la démocratie chancelle balancée entre le pouvoir absolu de la majorité et la puissance des minorités agissantes.
A vrai dire, le piège démocratique avait été dénoncé des le début du XIXe siècle par Benjamin Constant, opposant « la liberté des Anciens » à « la liberté des Modernes ».
Dans la Cité antique, la liberté consiste à participer à des décisions politiques, même si ceux qui ont droit à la parole sont peu nombreux (à Athènes, une infime minorité). Mais ceux qui parlent expriment la volonté du peuple et les décisions prises le sont au nom de la souveraineté du peuple ; Rousseau a enchaîné la démocratie dans les sphères de la souveraineté nationale. Et voilà comme on en vient à la fameuse définition de la démocratie par Abraham Lincoln « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple». Mais qui sont donc ceux qui parlent au nom du peuple ? La démocratie se veut alors « représentative » : c’est l’élection qui désigne ceux qui parleront au nom du peuple. Du coup, la démocratie devient ce que veut en faire la majorité élue.
La liberté des Modernes, dit Constant, est la reconnaissance et la protection des droits individuels. Elle ne s’accommode pas d’une liberté collective. Elle respecte les droits de la minorité et de la plus minoritaire des minorités, c’est-à-dire l’individu. La démocratie existe quand l’état se limitent à ses tâches « régaliennes » : « Le pouvoir de l’État ne peut être présent hors de sa sphère… mais dans sa sphère, il ne saurait en exister trop ».
La tyrannie majoritaire
Curieusement, l’époque contemporaine n’a pas beaucoup de sympathie pour la liberté des Modernes, et la démocratie est définie par la plupart des gens comme la règle de la majorité. C’est le droit de vote qui en serait le fondement. Il suffit que les élections fasse émerger une majorité pour que la démocratie soit satisfaite : « ils » sont élus « démocratiquement », puisqu’il y a un scrutin, des urnes.
Peu importe que le scrutin soit faussé, sous la menace de la violence ou de la propagande mensongère, peu importe que les candidats recueillent 95 ou 98 % des voix. On a vu ce que donnaient les votes dans les démocraties « populaires ». On voit aujourd’hui la grande victoire de la démocratie qui a accompagné « les printemps arabes».
La règle majoritaire écrase tout sur son passage, à commencer par le droit. « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires », a clamé un élu majoritaire en 1981. Fort de la majorité, le pouvoir peut effacer les droits individuels, établir la dictature, pratiquer le génocide : Lénine, Hitler, Mussolini, Pol Pot ont été « démocratiquement » élus.
Comment en est-on arrivé à cette dérive ? Pour la raison avancée par Constant : le pouvoir politique a agi « en dehors de sa sphère ». Au lieu de protéger les personnes et les biens contre les agressions individuelles ou collectives, l’État a consciemment ou non, massivement, envahi la vie sociale, puis la vie privée. Il l’a fait par idéologie collectiviste, mais peut-être aussi avec les meilleures intentions du monde : organiser la justice sociale, harmoniser la croissance économique, protéger l’environnement, etc.
Mais derrière ces intentions se profile très vite l’intérêt électoral : une oligarchie politique assied ou acquiert son pouvoir en satisfaisant des intérêts particuliers, individuels ou corporatifs. Le patchwork des clientèles électorales permet d’accéder à la majorité absolue, qui va désormais détenir un pouvoir lui aussi absolu.
Comme disait Constant : «les élections déplacent le pouvoir, elle ne le limitent pas».
La révolte des minorités
Dans ce contexte, que peut faire la minorité ?
Sa première attitude consiste à entrer dans le jeu« démocratique» et obtenir du pouvoir privilèges, subventions et protection.
La minorité s’organise en« groupes de pression», les lobbyistes sont à l’œuvre et infléchissent les textes et les dépenses publiques en leur faveur. La minorité peut aussi compter sur le relais de personnalités qui appartiennent à l’oligarchie majoritaire ; l’avantage dans beaucoup de pays, c’est que ce sont les mêmes personnalités qui constituent l’oligarchie de la majorité et l’opposition, on sait donc à quelle porte frapper. La majorité est en réalité un cartel de minorités agissantes.
La deuxième attitude est de se révolter. C’est bien ce que, le mois dernier, le président des Etats-Unis a sévèrement reproché à la minorité des représentants à la chambre élue avec le soutien des Tea Parties. Les Tea Parties s’inscrivent dans une grande tradition américaine : leur nom même évoque la révolte fiscale de contribuables et consommateurs américains obligé de payer des droits sur les importations à la mère patrie anglaise de l’époque (1773). Tocqueville avait apprécié cette faculté des citoyens américains à s’organiser pour régler leurs problèmes sans se soucier de la« société politique». La vitalité de la« société civile», faites de communautés économiques, sociales, familiales, religieuses, était à son sens la meilleure défense contre les abus. En l’occurrence, le blocage par une autorité d’un budget fédéral pour subventionner les dépenses de la nouvelle Sécurité sociale américaine a abouti à la paralysie du gouvernement, et cette attitude a semblée honteuse à une grande partie du peuple, irritée qu’on ne respecte pas une loi votée (à quelques voix près) par la majorité précédente. Fallait-il tenir pour immuable la loi majoritaire en 2012 ou pour acceptable la contestation minoritaire en 2013 ?
Les garde-fous de la démocratie
En d’autres termes, pourrait-on ramener la démocratie à l’essentiel en lui fixant des limites et en aménageant des contrepoids ? L’essentiel n’est il pas le respect des droits individuels et la limite du pouvoir politique ? C’est ce qui correspond à la liberté des Modernes de Constant, c’est ce qui définit une démocratie libérale par opposition à une démocratie populaire.
La tradition libérale prône le respect de la Constitution, qui doit elle-même enfermer l’État dans ses rares prérogatives « régaliennes ».
Encore faut-il que la Constitution soit claire sur ce point, et clairement interprétée par des juges et des cours constitutionnelles réellement indépendantes du pouvoir. La Constitution doit en particulier compenser la démocratie représentative, toujours menacée par le jeu électoral et le clientélisme, par l’introduction de doses de démocratie directe. Entre les citoyens et la chose publique, nul besoin de l’Intermédiation d’une classe politique, avec ses partis, ses leaders, ses ambitions.
On donne habituellement pour exemple la démocratie helvétique, bien que les élus fédéraux tentent de la faire dériver vers des votes nationaux qui les affranchiraient des votations cantonales et locales. L’exemple de la Suisse montre aussi l’intérêt d’une organisation politique fédérale, qui protège toujours les collectivités locales contre les débordements du pouvoir central.
Enfin et non le moindre c’est la vigilance et la présence de la société civile qui constitue la meilleure ligne de résistance aux abus de la démocratie majoritaire. Il est vrai que plusieurs décennies, voire plusieurs siècles d’étatisme Jacobin, ont dans certains pays ruiné l’esprit civique, amené les citoyens à la« Servitude consentie» (la Boëtie), et constitué de puissantes féodalités. L’oligarchie prend ainsi aujourd’hui le masque de la démocratie.
Les hommes et femmes de bonne volonté, soucieux des principes de bon gouvernement, ont pour solution et peut-être pour mission de participer au renouveau de la société civile, gardienne de la« liberté des Modernes».