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En politique comme dans les entreprises, “les médiocres ont pris le pouvoir” par Michel Abescat

"C'est grave Docteur ?"

À titre personnel, je pense que oui, et vous ?

"Médiocratie

Définition de la médiocratie

Etymologie : de médiocre, venant du latin mediocris, moyen, et de kratos, pouvoir, autorité.

Au sens littéral, la médiocratie est le pouvoir détenu par les médiocres(1), la domination, l'influence, le gouvernement des médiocres.

Apparu au XIXe siècle, le terme "Médiocratie" s'emploie aussi à propos d'une organisation où règne la compétence moyenne, l'opinion moyenne, qui fonctionne en recherchant l'homogénéité au détriment de la diversité, et qui ne parvient pas ou ne veut pas attirer "les meilleurs", ni les placer à sa tête.

"Médiocratie" est utilisé dans un langage soutenu avec un sens péjoratif.

On utilise parfois abusivement le terme médiocratie, à la place de médiacratie pour qualifier une société dominée par la communication de masse.

Exemples d'utilisation :
- le parti de la médiocratie (les petits-bourgeois)
- la médiocratie populiste (démocratie d’opinion),
- la médiocratie participative,
- la médiocratie élective,
- la médiocratie intellectuelle.


(1) Les médiocres sont ceux qui sont pas très bons, qui sont inférieurs à la moyenne, qui n'ont pas beaucoup de talents ni de capacités.

Actualité Débats

Pourquoi les médiocres ont pris le pouvoir

Le philosophe québécois Alain Deneault fustige un monde où, avec la transformation des métiers en "travail", le "moyen" est devenu la norme. Interview.

Propos recueillis par Victoria Gairin

Publié le 16/01/2016 à 12:14 | Le Point.fr

« Rangez ces ouvrages compliqués, les livres comptables feront l'affaire. Ne soyez ni fier, ni spirituel, ni même à l'aise, vous risqueriez de paraître arrogant. Atténuez vos passions, elles font peur. Surtout, aucune bonne idée, la déchiqueteuse en est pleine. Ce regard perçant qui inquiète, dilatez-le, et décontractez vos lèvres – il faut penser mou et le montrer, parler de son moi en le réduisant à peu de chose : on doit pouvoir vous caser. Les temps ont changé (...) : les médiocres ont pris le pouvoir. » Voilà qui est dit. Alain Deneault n'est pas du genre à mâcher ses mots. Docteur en philosophie et enseignant en sciences politiques à l'université de Montréal, auteur de nombreux ouvrages sur les paradis fiscaux et l'industrie minière, le penseur québécois s'attaque cette fois-ci dans La Médiocratie (Lux Éditeur) à la « révolution anesthésiante » par laquelle le « moyen » est devenu la norme, le « médiocre » a été érigé en modèle. Entretien.

Le Point.fr : Qu'entendez-vous par « médiocratie » ? Quelle différence avec la « médiocrité » ?

Alain Deneault : « Médiocrité » est en français le substantif désignant ce qui est moyen. « Moyenneté » ne se dit pas. Mais quelque chose distingue bien les deux termes. La moyenne renvoie à une abstraction – on parlera de revenus moyens, de compétences moyennes… – tandis que la « médiocrité » désigne cette moyenne-là en acte. Or il ne s'agit pas d'un livre sur la médiocrité, ni d'un essai moraliste ou moralisant, mais une tentative de comprendre une tendance, une dynamique sociale qui contraignent à une production moyenne. C'est la « médiocratie », le stade moyen hissé au rang d'autorité. Elle fonde un ordre dans lequel la moyenne n'est plus une élaboration abstraite permettant de concevoir synthétiquement un état de choses, mais une norme impérieuse qu'il s'agit d'incarner. Si nous sommes honnêtes, on est tous un jour ou l'autre moyens en quelque chose – on ne peut pas toujours être au maximum de nos capacités ! Le problème, c'est que l'on nous contraigne à l'être en toute chose.

Quand la médiocrité est-elle passée à l'acte ? Depuis quand les médiocres ont-ils pris le pouvoir ?

C'est arrivé progressivement. La division et l'industrialisation du travail – manuel et intellectuel – ont largement contribué à l'avènement du pouvoir médiocre. Au XIXe siècle, le « métier » devient « emploi ». Le travail, désormais standardisé, réduit à une activité moyenne avec des critères précis et inflexibles, s'en trouve dépourvu de sens. Ainsi, on peut passer dix heures par jour à confectionner des repas à la chaîne sans pour autant être capable de se préparer à manger chez soi, poser des boulons sur une automobile sans savoir réparer sa propre voiture ou bien vendre des livres et des journaux qu'on ne prend plus le temps de lire soi-même. La fierté du travail bien fait a donc tendance à disparaître. Marx l'explique d'ailleurs très bien dans son Introduction générale à la critique de l'économie politique lorsqu'il analyse que « l'indifférence à l'égard du travail particulier correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d'un travail à un autre, et dans laquelle le genre déterminé du travail leur paraît fortuit et par conséquent indifférent. » On passe d'un travail à l'autre comme s'il ne s'agissait que d'un moyen de subsistance. La prestation devient moyenne, le résultat tout autant et les gens parfaitement interchangeables. Auparavant, chez La Bruyère, par exemple, le « médiocre » apparaissait souvent sous la forme d'un rusé, qui se faufile parmi des gens méritants et compétents. À sa suite, quoiqu'extrêmement différents, des auteurs comme Marx, Max Weber, Hans-Magnus Enzensberger ou Laurence Peter font état d'une évolution : le médiocre devient le référent de tout un système.

Un système qui exige avant tout de « jouer le jeu ». Selon vous, cette expression courante pourrait bien être le slogan de la « médiocratie ». Qu'entendez-vous par là ?

Cette expression désormais courante est elle-même assez représentative du problème puisque pauvre sémantiquement. Elle comporte deux fois le même mot sous deux formes différentes. Mais, sous ses dehors ludiques, inoffensifs et enfantins, son sens est bien plus grave. Le jeu serait d'abord un ensemble de règles non écrites et de procédures usuelles quoique informelles auxquelles on doit se prêter si on compte arriver à ses fins. Cela passe essentiellement par certains rituels qui ne sont pas obligatoires, mais marquent un rapport de loyauté à un corps, au réseau. Mais le revers de ces mondanités – soirées, déjeuners, ronds de jambe et renvois d'ascenseur – est violent. On tue symboliquement pour punir un manque d'allégeance au réseau, dans des contextes qui laissent aux plus forts une grande place à l'arbitraire. En fin de compte, cela génère, sans que l'on y prenne garde, des institutions et des organisations corrompues au sens fort, au sens où les représentants d'institutions perdent souvent de vue ce qui les fonde en propre, au profit d'enjeux qui n'ont rien à voir avec leur bien-fondé social et historique. Et la médiocratie gagne du terrain.

La figure qui incarne le mieux, selon vous, la médiocratie serait celle de l'expert. Or on aurait tendance à penser que celui-ci tire justement la société vers le haut. N'est-ce pas paradoxal ?

Le théoricien Edward Saïd a traité de front ce paradoxe en distinguant bien l'expert de l'intellectuel. L'expert, dans la configuration contemporaine, c'est trop souvent celui qui travaille de façon paramétrée, et qui déguise en connaissance des discours d'intérêts. Il est le représentant de pouvoirs qui l'embauchent portant les habits du scientifique désintéressé. L'intellectuel, au contraire, se penche sur des problématiques parce qu'il s'y intéresse en tant que telles, sans commanditaire particulier. L'expert ne se contente pas de donner son savoir à des gens afin qu'ils aient tous les outils pour délibérer : il érige une position idéologique en référent objectif, en savoir. À l'université, c'est une vraie question que doivent désormais se poser les étudiants : veulent-ils devenir des experts ou des intellectuels ? Si tant est que l'université, de plus en plus subventionnée par les firmes privées, soit encore capable de rendre possible ce choix. L'expertise consiste de plus en plus souvent à vendre son cerveau à des acteurs qui en tirent profit.

C'est-à-dire ?

Aujourd'hui, loin s'en faut, les étudiants ne sont plus à l'université uniquement pour acquérir un savoir en tant qu'il a une pertinence sociale. Ils passent nettement pour une marchandise eux-mêmes. L'institution se cache de moins en moins du fait qu'elle vend ce qu'elle fait d'eux aux entreprises privées et autres institutions qui la financent. Ce ne sont pas tant les groupes privés qui financent l'université que l'État qui leur livre l'université comme un pôle de recherche et de développement subventionné. À l'automne 2011, Guy Breton, le recteur de l'université de Montréal, affirmait que « les cerveaux doivent correspondre aux besoins des entreprises », ces mêmes entreprises (bancaires, pharmaceutiques, industrielles, gazières ou médiatiques) qui siègent au conseil d'administration de l'université. On se retrouve face à un isolement de la pensée critique. C'est l'autre versant du problème : on n'a jamais eu autant besoin de sociologues, de philosophes, de littéraires pour décrypter tel ou tel phénomène. Dès lors que les acteurs de ces sphères s'enferment dans des mondes hermétiques, ultra-spécialisés, on se trouve socialement privés de ce dont on a grand besoin : des recherches et une pensée dégagées des contraintes de la professionnalisation.

À l'origine de la médiocratie, vous évoquez la montée en puissance de la « gouvernance ». De quoi s'agit-il ?

Il s'agit du versant politique de la médiocratie. Dans les années 1980, les technocrates de Margaret Thatcher ont repris le corpus de la « gouvernance », d'abord développé dans la théorie de l'entreprise privée, pour subordonner l'État à la culture du secteur privé. Sous le couvert d'une meilleure gestion des institutions publiques, il s'agissait d'appliquer à l'État les méthodes de gestion des entreprises privées, supposées plus efficaces. Dans un régime de gouvernance, la gestion a pris la place de la pensée politique. Tout le vocabulaire traditionnel est renversé, on dit gouvernance pour politique, acceptabilité sociale pour volonté populaire, partenaire pour citoyen… On fait désormais du problem solving en recherchant une solution immédiate et technique pour répondre à un problème immédiat. Cette disqualification de la politique exclut toute réflexion fondée sur des principes, toute vision large articulée autour de la chose publique. C'est l'avancée du désert managérial : un ministère québécois a récemment embauché un « architecte en gouvernance d'entreprises ministérielles » qui devait « maîtriser l'approche client » et se savoir « propriétaire de processus ». Je doute que l'on se comprenne vraiment dans ces milieux. Il est dramatique qu'en nous privant de notre patrimoine lexical politique on efface peu à peu les idées et les grands principes qui nous permettaient de nous orienter publiquement. En ce sens, le terme « gouvernance » est représentatif d'une époque qui préfère les notions vides de sens, qui sont autant de participes présents substantivés : « migrance », « survivance », « militance »...

Si elle est liée, comme vous le dites, à l'économie de marché, comment résister à la « médiocratie » ?

Je ne vais pas faire du problem solving : il n'y a pas de réponse administrative et pragmatique. Mais il existe malgré tout de nombreux moyens de lutter contre cet état ambiant qui ne nous porte pas vers le haut. Résister d'abord au sens de résister au buffet, à la somme de petits avantages qui rendent mesquin. Revenir à des concepts forts pour penser les choses, ne pas laisser la langue pauvre du management nous fondre dessus, s'emparer de sa subjectivité, et retourner comme un objet de la pensée cette langue corruptrice.

La Médiocratie d'Alain Deneault, Lux Éditeur, 223 pages, 15 euros.

En politique comme dans les entreprises, “les médiocres ont pris le pouvoir”

  • Sous le règne de la médiocratie, la moyenne devient une norme, le compromis domine : idées et hommes deviennent interchangeables. Il faut résister à la révolution anesthésiante, alerte le philosophe Alain Deneault.
  • C'est d'une « révolution anesthésiante » qu'il s'agit. Celle qui nous invite à nous situer toujours au centre, à penser mou, à mettre nos convictions dans notre poche de manière à devenir des êtres interchangeables, faciles à ranger dans des cases. Surtout ne rien déranger, surtout ne rien inventer qui pourrait remettre en cause l'ordre économique et social.
  • « Il n'y a eu aucune prise de la Bastille, rien de comparable à l'incendie du Reichstag, et l'Aurore n'a encore tiré aucun coup de feu, écrit le philosophe Alain Deneault qui enseigne la pensée critique en science politique à l'Université de Montréal. Pourtant, l'assaut a bel et bien été lancé et couronné de succès : les médiocres ont pris le pouvoir. »
  • Qu'entendez-vous par « médiocratie » ?
  • En français, il n'existe pas d'autre mot que celui de « médiocrité » pour désigner ce qui est « moyen ». « Supériorité » renvoie à ce qui est supérieur, « infériorité » à ce qui est inférieur, mais « moyenneté » ne se dit pas. Il y a pourtant une distinction sémantique entre la moyenne et la médiocrité, car la moyenne relève le plus souvent d'une abstraction : revenu moyen, compétence moyenne, c'est-à-dire une place au milieu d'une échelle de valeurs. La médiocrité, en revanche, est la moyenne en acte.
  • La médiocratie désigne ainsi un régime où la moyenne devient une norme impérieuse qu'il s'agit d'incarner. C'est l'ordre médiocre érigé en modèle. Il ne s'agit donc pas pour moi de stigmatiser qui que ce soit, mais plutôt de comprendre la nature de cette injonction à être médiocre qui pèse aujourd'hui sur des gens qui ne sont pas forcément enclins à l'être.
  • Quelle est cette injonction ? D'où vient-elle ?
  • La médiocratie vient d'abord de la division et de l'industrialisation du travail qui ont transformé les métiers en emplois. Marx l'a décrit dès 1849. En réduisant le travail à une force puis à un coût, le capitalisme l'a dévitalisé, le taylorisme en a poussé la standardisation jusqu'à ses dernières logiques. Les métiers se sont ainsi progressivement perdus, le travail est devenu une prestation moyenne désincarnée.
  • Aux yeux d'un grand nombre de salariés, qui passent de manière indifférente d'un travail à un autre, celui-ci se réduit à un moyen de subsistance. Prestation moyenne, résultat moyen, l'objectif est de rendre les gens interchangeables au sein de grands ensembles de production qui échappent à la conscience d'à peu près tout le monde, à l'exception de ceux qui en sont les architectes et les bénéficiaires.
  • A l'origine de la médiocratie, vous insistez également sur la montée en puissance de la « gouvernance »…
  • C'est le versant politique de la genèse de la médiocratie. D'apparence inoffensive, le terme de gouvernance a été introduit par Margaret Thatcher et ses collaborateurs dans les années 80. Sous couvert de saine gestion des institutions publiques, il s'agissait d'appliquer à l'Etat les méthodes de gestion des entreprises privées supposées plus efficaces.
  • La gouvernance, qui depuis a fait florès, est une forme de gestion néolibérale de l'Etat caractérisée par la déréglementation et la privatisation des services publics et l'adaptation des institutions aux besoins des entreprises. De la politique, nous sommes ainsi passés à la gouvernance que l'on tend à confondre avec la démocratie alors qu'elle en est l'opposé.
  • Dans un régime de gouvernance, l'action politique est réduite à la gestion, à ce que les manuels de management appellent le « problem solving » : la recherche d'une solution immédiate à un problème immédiat, ce qui exclut toute réflexion de long terme, fondée sur des principes, toute vision politique du monde publiquement débattue. Dans le régime de la gouvernance, nous sommes invités à devenir des petits partenaires obéissants, incarnant à l'identique une vision moyenne du monde, dans une perspective unique, celle du libéralisme.
  • Etre médiocre, ce n'est donc pas être incompétent ?
  • Le système encourage l'ascension des acteurs moyennement compétents au détriment des super compétents ou des parfaits incompétents. Ces derniers parce qu'ils ne font pas l'affaire et les premiers parce qu'ils risquent de remettre en cause le système et ses conventions. Le médiocre doit avoir une connaissance utile qui n'enseigne toutefois pas à remettre en cause ses fondements idéologiques. L'esprit critique est ainsi redouté car il s'exerce à tout moment envers toute chose, il est ouvert au doute, toujours soumis à sa propre exigence. Le médiocre doit « jouer le jeu ».
  • Que voulez-vous dire ?
  • « Jouer le jeu » est une expression pauvre qui contient deux fois le même mot relié par un article, c'est dire son caractère tautologique. C'est une expression souriante, d'apparence banale et même ludique. Jouer le jeu veut pourtant dire accepter des pratiques officieuses qui servent des intérêts à courte vue, se soumettre à des règles en détournant les yeux du non-dit, de l'impensé qui les sous-tendent. Jouer le jeu, c'est accepter de ne pas citer tel nom dans tel rapport, faire abstraction de ceci, ne pas mentionner cela, permettre à l'arbitraire de prendre le dessus. Au bout du compte, jouer le jeu consiste, à force de tricher, à générer des institutions corrompues.
  • La corruption arrive ainsi à son terme lorsque les acteurs ne savent même plus qu'ils sont corrompus. Quand des sociétés pharmaceutiques s'assurent que l'on guérisse à grands frais des cancers de la prostate pourtant voués à ne se développer de manière alarmante que le jour où ceux qui en sont atteints auront 130 ans. Quand l'université forme des étudiants pour en faire non pas des esprits autonomes mais des experts prêts à être instrumentalisés.
  • Le recteur de l'Université de Montréal l'a affirmé sur le ton de l'évidence à l'automne 2011 : « Les cerveaux doivent correspondre aux besoins des entreprises. » Des entreprises qui justement siègent au conseil d'administration de l'université, même si celle-ci demeure largement financée par l'Etat. Le recteur de notre principale université francophone rejoignait ainsi, presque mot pour mot, les propos de Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, affirmant en 2004 que sa chaîne vendait « du temps de cerveau disponible » à Coca-Cola.
  • Jouer le jeu, c'est aussi, où que l'on soit, adopter le langage de l'entreprise privée…
  • Dans l'ordre de la gouvernance, le service public disparaît et sa terminologie avec. Le patient d'un hôpital, l'usager du train ou du métro, le spectateur d'une salle de concert, l'abonné d'un musée, tous deviennent des « clients ». A la radio d'Etat, au Québec, un journaliste culturel m'a récemment demandé si j'étais « consommateur de théâtre ». Et la bibliothèque nationale, quand je suis en retard pour rendre les livres que j'ai empruntés, m'envoie un courriel qui commence par «Cher client ». Ces mots ne sont pas anodins. Ils sont révélateurs. Ils en disent long sur la révolution anesthésiante que nous vivons aujourd'hui.
  • Vous placez l'expert au centre de la médiocratie. Pourquoi ?
  • L'expert est souvent médiocre, au sens où je l'ai défini. Il n'est pas incompétent, mais il formate sa pensée en fonction des intérêts de ceux qui l'emploient. Il fournit les données pratiques ou théoriques dont ont besoin ceux qui le rétribuent pour se légitimer. Pour le pouvoir, il est l'être moyen par lequel imposer son ordre.
  • L'expert s'enferme ainsi dans les paramètres souhaités par telle entreprise, telle industrie, tel intérêt privé. Il ne citera pas Coca-Cola dans une étude sur l'obésité parce que la marque a financé l'étude. Il affirmera que les variations climatiques ne sont pas liées à l'activité industrielle parce que Exxon Mobil subventionne ses recherches. Il nous faudrait un nouveau Molière pour faire subir aux experts le sort que l'auteur du Malade imaginaire a réservé aux médecins de son temps.
  • La médiocratie ne pousse-t-elle pas aussi à l'affadissement du discours politique ?
  • Sans surprise, c'est le milieu, le centre, le moyen qui dominent la pensée politique. Les différences entre les discours des uns et des autres sont minimes, les symboles plus que les fondements divergent, dans une apparence de discorde. Les « mesures équilibrées », « juste milieu », ou « compromis » sont érigées en notions fétiches. C'est l'ordre politique de l'extrême centre dont la position correspond moins à un point sur l'axe gauche-droite qu'à la disparition de cet axe au profit d'une seule approche et d'une seule logique.
  • Dans ce contexte médiocre, règne la combine. Les gouvernants se font élire sur une ligne politique et en appliquent une autre une fois élus, les électeurs profitent des municipales pour protester contre la politique nationale, votent Front national pour exprimer leur colère, les médias favorisent ces dérapages en ne s'intéressant qu'aux stratégies des acteurs. Aucune vision d'avenir, tout le jeu politique est à courte vue, dans le bricolage permanent.
  • Comment résister à la médiocratie ?
  • Résister d'abord au buffet auquel on vous invite, aux petites tentations par lesquelles vous allez entrer dans le jeu. Dire non. Non, je n'occuperai pas cette fonction, non, je n'accepterai pas cette promotion, je renonce à cet avantage ou à cette reconnaissance, parce qu'elle est empoisonnée. Résister, en ce sens, est une ascèse, ce n'est pas facile.
  • Revenir à la culture et aux références intellectuelles est également une nécessité. Si on se remet à lire, à penser, à affirmer la valeur de concepts aujourd'hui balayés comme s'ils étaient insignifiants, si on réinjecte du sens là où il n'y en a plus, quitte à être marginal, on avance politiquement. Ce n'est pas un hasard si le langage lui même est aujourd'hui attaqué. Rétablissons-le.
  • A lire
  • Gouvernance, le management totalitaire, d'Alain Deneault, éd. Lux (2013)
  • La Médiocratie, d'Alain Deneault, éd. Lux (2015)

Loïc Blondiaux : “Pourquoi le peuple serait-il plus déraisonnable que les élites ?”

  • Suite aux résultats des référendums sur le Brexit et l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, certains remettent en cause cet instrument de démocratie. Loïc Blondiaux, politiste, insiste sur la légitimité du référendum, et sur l'importance de ses modalités d'organisation.
  • Coup sur coup, le référendum britannique sur le Brexit, puis, en France, celui sur le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, viennent de relancer violemment le débat sur cet instrument de démocratie directe. Ne se prête-t-il pas à toutes les manipulations ? Au Royaume-Uni, la calamiteuse campagne référendaire a montré, jusqu'à la caricature, à quel point son instrumentalisation pouvait en dévoyer le sens. Quant au résultat de la consultation sur l'aéroport nantais, le voici aussitôt dénoncé par les opposants au projet : question biaisée, périmètre du vote trop étroit, etc. Professeur de science politique à l'université Paris-1, spécialiste de la démocratie, Loïc Blondiaux reste malgré tout un farouche partisan du référendum. Il nous explique pourquoi.
  • Comment analysez-vous les résultats du référendum sur le Brexit ?
  • Le vote en faveur du Brexit semble avoir surpris la majorité des observateurs. Il était pourtant prévisible : depuis une dizaine d'années, les référendums sur l'Europe donnent systématiquement des résultats qui lui sont hostiles. En 2005, par exemple, les électeurs français et néerlandais ont rejeté le projet de Constitution européenne. Et en 2008, le traité de Lisbonne, qui reprenait les principales dispositions de cette Constitution, a été refusé par l'Irlande, seul pays où il a fait l'objet d'un référendum.
  • Le résultat du scrutin qui vient de se dérouler au Royaume-Uni n'est donc pas vraiment une surprise. La bataille d'interprétation des motivations des électeurs est plus intéressante. A cet égard, je suis frappé par l'insistance des mêmes observateurs à pointer les pulsions xénophobes et la peur de l'immigration des partisans du Brexit. Certes, ces motivations ont joué un rôle important, les enquêtes le montrent. Mais elles n'expliquent pas tout. Ce référendum traduit aussi une forme de rejet des « élites », de ceux qui ont le pouvoir et décident. Il y a dans le discours des électeurs pro-Brexit le sentiment d'une perte de souveraineté, l'idée que les Anglais comme eux ont perdu toute influence sur ceux qui prennent les décisions dans l'Union européenne.
  • “La crise de la démocratie suscite deux mouvements contradictoires : une aspiration à plus de démocratie, pour certains, et une tentation autoritaire, pour d'autres.”
  • Ce sentiment d'un déficit de démocratie est-il nouveau ?
  • Si l'on observe l'évolution des opinions ces dernières années, on constate une montée de la sensibilité à la question démocratique. Secondaire auparavant, celle-ci est de plus en plus posée, dans des contextes d'ailleurs différents, les militants de Nuit debout n'ayant, par exemple, pas grand-chose à voir avec les partisans du Brexit. Ce mouvement est ainsi difficile à analyser : la réflexion sur le déficit de démocratie touche essentiellement les classes moyennes intellectuelles, la jeunesse en particulier, et ce sont eux qui ont le plus largement voté pour le Remain. La crise de la démocratie que nous connaissons aujourd'hui suscite en fait deux mouvements contradictoires, à la fois une aspiration à plus de démocratie, revendiquée par certains, et en même temps une tentation autoritaire, portée par une autre fraction de l'électorat.
  • Un autre référendum, concernant le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, a suscité de nombreux commentaires. Quel est votre point de vue ?
  • J'ai participé, en 2015, aux travaux d'une commission dite de « modernisation du dialogue environnemental », mise en place par Ségolène Royal. Et je faisais partie de la minorité favorable au principe du référendum comme mode d'arbitrage en dernier ressort des conflits de légitimité apparemment insolubles. C'était précisément le cas du débat autour de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, qui mettait face à face, d'un côté, des élus se revendiquant du suffrage universel pour justifier le projet au nom de l'intérêt général et, de l'autre, des acteurs issus de la mobilisation citoyenne, invoquant une autre conception de l'intérêt général. Il me semble que dans le cas d'une controverse aussi longue, lorsque le mandat des élus n'est pas clair, c'est-à-dire lorsqu'il est difficile de savoir s'ils ont été choisis pour défendre tel ou tel projet, le référendum s'impose pour trancher la question.
  • “On ne peut être un démocrate conséquent qu'à la condition d'accepter l'idée que le peuple puisse s'exprimer directement, sans passer par le filtre de la représentation.”
  • Et ce référendum sur l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, qui a été approuvé à 55,17% des voix, vous a paru satisfaisant ?
  • Je l'approuve sur le principe, mais la forme, malheureusement, n'a pas été satisfaisante. Cela montre, une fois encore, qu'en matière de référendum, le diable est dans les détails : dans la procédure elle-même, le périmètre du corps électoral qui est sollicité, la formulation de la question, la qualité de l'information produite durant la campagne électorale, la durée même de cette campagne… 
  • J'ai trouvé notamment regrettable que la Commission nationale du débat public n'ait mis en ligne, à disposition des électeurs, sa synthèse des arguments pour ou contre le projet d'aéroport que pour une durée de quinze jours. C'était vraiment trop court. Cette raison ajoutée à l'improvisation et aux considérations stratégiques qui ont présidé à la formulation de la question et à la limitation du périmètre électoral au seul département de Loire-Atlantique, me conduisent à penser que nous sommes en présence d'un rendez-vous démocratique manqué.
  • Le rejet par certains du principe même du référendum n'exprime-t-il pas une forme de méfiance vis-à-vis du peuple ?
  • Il est pour le moins paradoxal de prétendre vouloir élargir les possibilités pour les citoyens de participer aux processus de décisions et de se prononcer, d'une manière générale, contre le référendum. Pour moi, on ne peut être un démocrate conséquent qu'à la condition d'accepter l'idée que le peuple puisse, sur certaines questions importantes, s'exprimer directement, sans passer par le filtre de la représentation. Je reviens toujours à l'article 3 de la Constitution qui énonce que la souveraineté appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Exclure celle-ci indique une conception très restrictive des possibilités d'action des citoyens en démocratie.
  • “On a vu resurgir la vision disqualifiante d'un peuple mû par ses émotions négatives, incapable de se hisser à la hauteur des enjeux véritables.”
  • C'est revenir à la vision du XVIIIe siècle…
  • Exactement, une vision selon laquelle le peuple n'est pas suffisamment éclairé, ni formé, ni mature pour pouvoir se prononcer sur les choses du gouvernement et cela, comme le disait Montesquieu, même si le peuple est capable de se choisir des représentants. Le peuple n'est pas capable de se gouverner lui-même, mais il peut se choisir des maîtres, c'était la conception du XVIIIe siècle, qui transparaît dans certains commentaires qui ont suivi le référendum sur le Brexit.
  • On a vu ainsi resurgir cette vision disqualifiante d'un peuple mû par ses émotions négatives, dominé par ses passions tristes, incapable de se hisser à la hauteur des enjeux véritables. On y retrouve le mépris qui s'était exprimé en 2005 après le non au référendum sur la Constitution européenne. Et l'on pourrait aisément faire un parallèle entre l'éditorial de Serge July, dans Libération, à l'époque et la tribune de Bernard-Henri Lévy dans Le Monde après le référendum sur le Brexit. Ce sont les mêmes stéréotypes qui sont à l'œuvre et qui trahissent un manque de confiance absolue de certaines élites intellectuelles dans la capacité des citoyens à discerner leurs propres intérêts.
  • Dans le même esprit, je suis frappé par le regard des observateurs français sur le référendum suisse d'initiative populaire. Pourquoi mettent-ils toujours en avant ceux qui sont allés dans le sens de l'intolérance ou de la xénophobie, comme celui de 2009 contre la construction de minarets ?
  • “La question de l'organisation de l'espace public démocratique est essentielle au bon déroulement d'un référendum.”
  • Les adversaires du référendum n'ont-ils pas des raisons de pointer la tendance souvent conservatrice des électeurs sur les questions de société ?
  • Prenons un exemple : l'autorisation du mariage homosexuel. Les adversaires du référendum citeront volontiers celui organisé en Croatie en 2013, à l'initiative d'ONG conservatrices. Avec une majorité de 64,84% des voix, les Croates approuvèrent l'inscription dans la Constitution de la formule « le mariage est l'union entre un homme et une femme ». Mais pourquoi ne pas parler aussi du vote des Irlandais, en 2015, qui choisirent d'autoriser le mariage entre personnes de même sexe à 62,1% ?
  • Le processus qui a conduit à cette décision me paraît éminemment adapté aux exigences nouvelles de la démocratie : une assemblée mixte, composée pour deux tiers de citoyens tirés au sort et pour un tiers d'élus, avait été invitée à élaborer un certain nombre de propositions constitutionnelles. Et c'est la première d'entre elles, sur le mariage homosexuel, qui a ainsi été soumise au référendum. Bel exemple de démocratie délibérative dans laquelle les citoyens débattent, s'informent précisément et contradictoirement des enjeux de la décision qu'ils ont à prendre. Cette question de l'organisation de l'espace public démocratique est essentielle au bon déroulement d'un référendum.
  • A titre de contre-exemple, on pourrait citer ce qui s'est passé en Californie, en 2012, quand une proposition d'étiquetage des OGM sur les produits alimentaires a été soumise au référendum. Avant la campagne, cette proposition était soutenue par les deux tiers des électeurs, mais pendant celle-ci, faute d'avoir organisé précisément les conditions du débat, les industriels de l'agro-alimentaire ont saturé les écrans de télévision de spots hostiles à l'étiquetage, dépensant 40 millions de dollars en communication. Et la proposition fut rejetée par 54% des votants.
  • “Il y a une tension grandissante entre une forme d'inertie des processus politiques traditionnels et des revendications pour faire une place plus grande aux citoyens.”
  • Ce débat sur le référendum n'est-il pas en filigrane celui qui oppose deux visions de la politique, l'une traditionnelle, plutôt verticale, et l'autre plus horizontale, en réseaux ?
  • Oui, il y a aujourd'hui une tension grandissante entre une forme d'inertie des processus politiques traditionnels, qui ont fait leurs preuves mais ne suffisent plus à produire seuls de la légitimité, et des revendications d'origines diverses pour faire une place plus grande aux citoyens dans le processus de décision politique. Elles viennent autant de la droite extrême, qui attise la défiance vis-à-vis des représentants élus, crie au complot des « élites », que de la gauche, avec l'émergence de mouvements qui réclament de nouvelles formes de débat, de participation citoyenne, une vision effectivement plus horizontale de la politique. Il n'est donc pas étonnant que le recours au référendum soit populaire à l'extrême droite.
  • Le référendum est ainsi à double tranchant : son instrumentalisation, pour le pire, est toujours possible…
  • C'est un risque qu'on ne peut jamais exclure en démocratie, mais j'ai fini par trancher. Je l'assume. Pourquoi le peuple serait-il plus déraisonnable que les élites ? Et pourquoi aurait-il moins le sens de l'intérêt général que les élus ?

Yves Sintomer : “La démocratie devient un spectacle, pendant que l'essentiel se déroule en coulisses”

Professeur de science politique à Paris 8, Yves Sintomer interroge notre système démocratique actuel, où citoyens et élus n'ont plus prise sur les décisions importantes. Et avertit : si on ne redonne pas du pouvoir au peuple, on court à la catastrophe.

L'Europe est en crise, rejetée ou ignorée par les peuples, dominée par la technocratie et les lobbies économiques et financiers. Les politiques ont perdu toute crédibilité, l'abstention atteint des sommets. Sommes-nous entrés dans l'ère la « post-démocratie », théâtre vidé de sa substance, quand les véritables décisions sont prises en coulisses, à l'écart de la scène publique ? Et comment allons-nous en sortir ? En cédant aux tentations autoritaires ou en réinventant la démocratie ? Autant de questions posées par Yves Sintomer, professeur de science politique à l'université Paris 8, dans un article que vient de publier l'excellente Revue du Crieur. Entretien.

Qu'entend-on exactement par « post-démocratie » ?

Le terme a été inventé, au début des années 2000, par un universitaire anglais, Colin Crouch. Selon lui, les régimes politiques occidentaux auraient vécu le pic de leur démocratisation un peu avant la Deuxième guerre mondiale pour les Etats-Unis, et dans les décennies qui l'ont immédiatement suivie pour les autres. Puis, la situation se serait peu à peu dégradée. Aujourd'hui, nous serions ainsi entrés dans l'ère de la post-démocratie : les institutions démocratiques demeurent évidemment, avec des élections libres, des partis politiques en compétition, un Etat de droit, la séparation des pouvoirs etc. Mais les décisions les plus importantes sont prises ailleurs, dans d'autres cadres : ceux des grandes firmes internationales, des agences de notation ou des organismes technocratiques comme la Banque mondiale. Bref, la mondialisation économique et le capitalisme financier auraient, pour une bonne part, vidé la démocratie de sa substance.

Dans cette optique, la démocratie devient une sorte de leurre ?

Elle devient un spectacle, avec ses acteurs, ses récits et ses intrigues installés sur le devant de la scène, pendant que l'essentiel se déroule en coulisses. Un exemple éclatant est celui des élections grecques de 2015. Syriza est porté au pouvoir sur la foi d'un programme de rupture avec la politique d'austérité libérale de ses prédécesseurs et à peine élu se trouve contraint à renoncer à ses projets. Qu'importe le choix des citoyens grecs, les véritables décisions sont prises ailleurs. De même, le rejet, par référendum, du projet de constitution européenne par les Français et les Néerlandais en 2005 a-t-il été suivi du traité de Lisbonne qui en reprenait sans vergogne les principales dispositions. Là encore qu'importe le vote des citoyens.

“Si elle ne s’engage pas dans des réformes d’ampleur, l’Union européenne doit s’attendre à des catastrophes dans les années qui viennent.”

Plus précisément, comment s'exerce alors le pouvoir en post-démocratie ?

Les décisions des acteurs privés que sont les entreprises, investir ici ou là en fonction des opportunités, ont toujours eu un impact sur l'économie d'une région ou d'un pays. Mais avec le développement de la mondialisation et du capitalisme financier, cette influence est démultipliée. Les firmes multinationales deviennent des acteurs majeurs, suffisamment puissants pour exercer une pression directe sur les Etats, en les poussant à la concurrence fiscale et sociale. Ceux-ci sont par ailleurs de plus en plus dépendants des marchés financiers, et des évaluations des agences de notation. L'intégration croissante, régionale et européenne, diminuent enfin les marges de manœuvre de l'Etat-nation, cadre dans lequel s'était jusqu'ici développé la démocratie.

C'est ainsi qu'aujourd'hui, à Bruxelles, des autorisations de mise sur le marché de médicaments, de produits industriels ou de l’agro-industrie sont effectuées par des agences indépendantes des Etats, la plupart du temps hors de tout contrôle démocratique. Dans ce monde de la post-démocratie se côtoient des experts, des lobbyistes, des professionnels de la finance qui, chaque jour, prennent des décisions fondamentales hors de la scène publique.

Ce sont souvent les mêmes qui travaillent tantôt pour l'Etat, les grandes institutions ou les multinationales...

Le resserrement de la sphère des élites est un phénomène majeur. En France notamment, où le taux de porosité entre le monde politique, la haute administration et le secteur privé est particulièrement fort. Les membres de cette élite sortent des mêmes grandes écoles, se connaissent et se côtoient, passent d'un secteur à l'autre au gré de leurs carrières. Ils sont très largement coupés de l'expérience sociale de la majorité de la population. Auparavant, à l'époque où les partis de masse étaient encore puissants, des personnes d'origines sociales diverses pouvaient encore accéder à des responsabilités politiques importantes et apporter ainsi un autre regard, une autre expérience. Ce n'est plus le cas.

L'Union européenne n'est-elle pas un bon exemple de la post-démocratie ?

C'est évident. L'Union européenne s'est créée sur une méfiance explicite vis-à-vis des peuples, ses fondateurs estimant qu'il fallait d'abord construire une Europe des sages, des technocrates, de l'élite politique éclairée. Le consentement populaire venait dans un second temps pour couronner l'entreprise. Le scénario a fonctionné un moment, les sondages ont montré que l'édification européenne bénéficiait d'un soutien assez large. Et puis, peu à peu, au fur et à mesure que montait la défiance vis-à-vis des élites, les crises économiques successives ont installé un sentiment d'insécurité, l'Europe apparaissant de moins en moins protectrice, sur le plan social en particulier. A juste titre, car l'Union est devenue un des bastions de la dérégulation financière et des politiques néo-libérales, et malgré le fait que les dirigeants nationaux font bien souvent passer l’Europe pour responsable de politiques qu’ils appellent eux-aussi de leurs vœux. Le Brexit démontre que ce système est largement à bout de souffle. C’est une sonnette d’alarme : si elle ne s’engage pas dans des réformes d’ampleur, l’Union européenne doit s’attendre à des catastrophes dans les années qui viennent.

“Il n'y a jamais eu d'âge d'or de la démocratie.”

Comment se situe le rôle de l'Etat dans le contexte post-démocratique ?

L'Etat se prétend l'incarnation de l'intérêt général. De manière plus réaliste, il est le lieu où se confrontent les demandes sociales et où s’élaborent des compromis. Dans les décades qui ont suivi la guerre, les couches populaires étaient organisées à travers des partis, des syndicats, des associations suffisamment puissants pour contrebalancer d'autres intérêts, notamment ceux des entreprises et des couches sociales supérieures qui ont toujours eu un accès privilégié à l'Etat. Cet équilibre, aujourd'hui, est rompu. Parce que ces partis et syndicats sont affaiblis, mais surtout parce que les rapports de force se jouent de moins en moins à l'échelle nationale. Les Etats sont ainsi beaucoup plus sensibles aux pressions de l'extérieur, en particulier celles des firmes transnationales et des marchés dont ils favorisent les intérêts pour s'attirer leurs bonnes grâces en matière d'investissement et d'emploi.

D'où la désillusion actuelle vis-à-vis des politiques ?

L'intérêt de cette notion de post-démocratie est de mettre un nom sur un sentiment largement répandu : l'impression que le vote ne change pas grand-chose, que les élites de droite comme de gauche conduisent des politiques similaires, qu'elles n'écoutent pas les gens ordinaires. Cette méfiance par rapport au système politique est justifié. A condition toutefois de se garder d'idéaliser le passé. La « démocratie maximale », comme l'appelle Colin Crouch, celle que nous avons connue dans les années d'après-guerre, s'est certes dégradée sur des points fondamentaux que nous venons d'évoquer. Mais il ne faut pas oublier qu'il n'y avait alors qu'entre 1 et 5% de femmes au Parlement, que les droits démocratiques ne concernaient que les colonisateurs, et pas les colonisés, que les partis politiques, en particulier le parti communiste, qui était en France le principal parti ouvrier, étaient organisés de manière extrêmement hiérarchisée, avec un degré de discipline qu'on ne tolèrerait plus aujourd'hui. Il n'y a jamais eu d'âge d'or de la démocratie.

“La multiplication des mécanismes de démocratie participative, référendum, tirage au sort, est un signe de cette dynamique qui contrebalance le système représentatif.”

La notion de post-démocratie a le mérite de pointer la crise de la démocratie représentative libérale. Est-il possible de l'amender pour repartir sur de nouvelles bases ?

Je pense que c'est utopique. Les démocraties libérales sont entrées dans une période de crise généralisée, et la centralité du gouvernement représentatif classique appartient au passé. L'ordre mondial est bouleversé, l'Europe se provincialise. Imaginer que l'on puisse poursuivre comme avant moyennant quelques aménagements me paraît illusoire, on le voit bien à l'échelle de l'Union européenne, mais aussi à celle des Etats qui doivent faire face à une nouvelle montée des périls : les crises des réfugiés liées aux nouveaux courants migratoires, le terrorisme, mais aussi la progression des forces xénophobes à l'œuvre dans toute l'Europe. L'Autriche a bien failli élire un président d'extrême droite. En Europe de l'Est, une série de pays, la Pologne, la Hongrie, ont restreint les libertés démocratiques. Sans changements sérieux, à la fois économiques, sociaux et politiques, le scénario d'une dérive autoritaire, en Europe, ne peut être exclu. La France, à cet égard, est directement concernée. Le Front national ne cesse de progresser, une nouvelle xénophobie centrée sur la population musulmane se développe dangereusement, celle-ci devient un bouc émissaire idéal et la laïcité, le masque d'un communautarisme d'Etat orienté contre une minorité qui est vue comme ethnique et religieuse à la fois. La rhétorique sécuritaire prend une importance croissante à gauche comme à droite, la prolongation de l'état d'urgence, suite aux attentats, normalise une restriction des libertés publiques. Nous finissons par nous habituer à voir des militaires se promener dans nos villes, en particulier dans la capitale.

L'avènement d'un régime autoritaire en France vous paraît possible ?

Oui. Comme n'importe quel pays, la France a des qualités et des défauts du point de vue démocratique, mais nous avons une tradition assez paternaliste de la République, constituée de cette idée qu'il faut non seulement protéger les personnes, mais aussi les protéger contre elles-mêmes. Et cette idée est susceptible de multiples interprétations autoritaires.

Dans votre article de la Revue du Crieur, vous n'excluez pas, fort heureusement, le scénario d'une « démocratisation de la démocratie » pour sortir de l'impasse actuelle...

Nous vivons la fin d'un cycle historique. Cela ne signifie pas que demain les élections telles que nous les connaissons vont être supprimées et remplacées par de nouvelles formes de démocratie entièrement inédites. Mais des transformations sociales de grande ampleur bousculent le système représentatif né des révolutions du XVIIIe siècle et profondément transformé au XXe avec l'avènement des partis de masse. En termes d'éducation par exemple. Au XIXe siècle, la différence était immense entre la masse des paysans qui n'allait guère au-delà de l'école primaire et les grands propriétaires terriens qui les représentaient au Parlement. Aujourd'hui, le niveau d'éducation des responsables politiques n'est pas aussi différent de celui de la majorité des citoyens. En termes d'information et de communication entre les individus, Internet, les réseaux sociaux, ont également bouleversé les modes de socialisation. Il n'est donc pas étonnant que le régime représentatif soit en crise.

Mais cela ne signifie pas pour autant que la démocratie soit, comme l'affirme Colin Crouch, inéluctablement en déclin. Elle s'exprime au contraire de multiples manières. Jamais il n'y a eu autant de monde dans les associations, de fortes mobilisations sociales interviennent régulièrement, des mouvements du type Occupy, les Indignés en Espagne ou Nuit debout en France, tendent à modifier le centre de gravité du débat politique. A l'échelle internationale, des coalitions d'acteurs de la société civile, des ONG écologistes, des réseaux de villes se mobilisent contre le réchauffement climatique, font bouger les lignes, parviennent à infléchir les logiques néolibérales. Sans eux, nous n'aurions pas connu le succès, certes tout relatif, de la COP 21. La multiplication, à l'échelle locale mais aussi nationale, des mécanismes de démocratie participative, référendum, tirage au sort, comme cela a déjà été expérimenté en Colombie britannique, en Islande ou en Irlande, est un autre signe de cette dynamique démocratique à l'œuvre aujourd'hui, qui contrebalance le système représentatif.

“Il ne faut pas attendre un grand soir, ni une élection qui changerait tout, mais une série d'avancées menées par des acteurs qui dessineront d'autres possibles.”

A ce propos, que pensez-vous du succès du référendum chez les candidats de la primaire à droite et de la proposition d'Arnaud Montebourg de désigner les sénateurs par tirage au sort ?

Je ne suis pas dupe, évidemment, des effets de manche des campagnes électorales, mais il me semble positif que certaines décisions fondamentales soient tranchées par l'ensemble des Français et pas simplement par leurs représentant élus. A condition d'éviter le défaut majeur du référendum à la française qui vient toujours du haut, pour légitimer, de façon plébiscitaire, l'orientation politique du gouvernement en place. C'est lui qui décide à quel moment, et sur quel thème, on va consulter les électeurs – voire quels électeurs on va consulter, en ciblant un territoire réputé plus favorable au pouvoir en place comme cela a été le cas pour le référendum de Notre-Dame-des-Landes. Le véritable enjeu est de développer le référendum d'initiative populaire à valeur décisionnelle. Le peuple, dira-t-on, peut se tromper. Certes, mais les représentants politiques aussi.

Et le tirage au sort ?

Les jeux politiciens pèsent sur les référendums comme ils pèsent sur le jeu électoral, on l’a bien vu avec les partisans du Brexit britannique, une cause que l’ancien maire de Londres a embrassée dans le seul but de succéder à David Cameron. C’est notamment pour cela que le recours au tirage au sort peut être utile. C'est un vieux principe démocratique, longtemps combiné aux élections, et qui revient aujourd’hui dans des milliers d’expériences, y compris à l’échelle nationale comme en Irlande où le mariage pour tous a été adopté suite à un amendement constitutionnel proposé par une assemblée majoritairement tirée au sort. Celui-ci permet de désigner des assemblées représentatives sociologiquement de l'ensemble de la population. C'est important à une époque où les élites politiques se recrutent pour la plupart dans la même classe sociale.

Le deuxième avantage du tirage au sort est de réduire la compétition pour le pouvoir. Il ne s'agit pas de l'éliminer, la politique c'est cela aussi, mais quand elle n’est que cela, le tirage au sort peut en neutraliser certains effets. Diversifier les modes de recrutement des assemblées permanentes ou ponctuelles en couplant élection et tirage au sort, consulter le peuple par référendum sur certaines questions essentielles, associer les acteurs organisés de la société civile aux décisions, autant de pistes pour « démocratiser la démocratie ».

Si l'épuisement actuel de la démocratie est dû à la puissance du capitalisme financier, n'est-ce pas aussi à elle qu'il faut s'attaquer ?

Sa prédominance est en effet un obstacle majeur à la démocratie. Mais regardons ce qui s'est passé au siècle dernier quand les Etats sociaux ont vu le jour. Ils sont nés de la conjonction de forces multiples : des mouvement révolutionnaires, des patrons comme Henry Ford qui ont compris l'intérêt qu'ils avaient à bien payer leurs ouvriers pour qu'ils puissent acheter leurs produits, des hommes d'Etat qui ont pris la mesure des effets des lois sociales sur la cohésion et la force de leur pays. C'est ce genre de conjonction qui peut voir à nouveau le jour demain. Des multinationales qui, pour soigner leur image ou se placer sur des créneaux émergents de l'économie verte, appuieront des transformations qualitatives. Des décisions qui, sous la pression d'Etats de la taille de la Chine ou des Etats-Unis, ou encore de l'Union européenne, parviendront à réguler l'évasion fiscale, par exemple. Des mouvements de mobilisation, coordonnés à l'échelle mondiale, comme on le voit déjà dans le domaine de la protection de l'environnement. Il ne faut pas attendre un grand soir, ni une élection qui changerait tout, mais une série d'avancées menées par des acteurs qui, en coopération ou de manière conflictuelle, dessineront d'autres possibles. Il y aura des crises et des régressions, mais l'avenir n'est pas forcément bloqué.

A lire

L'ère de la post-démocratie ? d'Yves Sintomer, in La Revue du Crieur, n°4, éd. Mediapart-La Découverte

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